Détenus mutinés et têtes brûlées au procès
Jugés pour s'être rebellés, les prévenus de la prison
de Clairvaux ont quitté la salle d'audience, hier,
après que l'un d'eux a balancé ses quatre vérités aux
magistrats.


Par Marc PIVOIS
Libération
mercredi 10 mars 2004

«Si les prévenus n'étaient pas considérés comme des
citoyens de second ordre, personne n'aurait songé à
les juger ainsi.» Me Thierry Lévy, avocat Troyes

Après avoir mis le feu à leur prison, le 16 avril
2003, les «mutins de Clairvaux» ont littéralement
dynamité, hier, l'audience censée les juger pour ces
faits, au tribunal correctionnel de Troyes (Aube). Dès
la nuit précédant leur comparution, l'affaire prenait
un sale tour, la police ayant fait irruption dans un
local associatif d'aide aux détenus. Carreaux cassés,
saisie des tracts appelant «au soutien aux
prisonniers» et mise en garde à vue de quatre
personnes soupçonnées d'avoir «tagué» sur quelques
murs troyens des slogans du même tonneau. Cela n'a pas
empêché les deux tiers de la salle d'audience d'être
remplis de militants de diverses associations,
notamment l'Envolée, un collectif né d'une émission
radio de «messages aux taulards». D'ailleurs, au
moment où les douze prévenus pénètrent dans le box,
entourés d'une flopée de policiers et de gendarmes,
ces deux tiers de salle se lèvent respectueusement.
Quelques poings se dressent. Au cas où l'on n'aurait
pas bien vu qui est qui, le tiers restant de la salle,
soit les agents de l'administration pénitentiaire, se
lève à son tour, tandis que les premiers se rassoient,
lorsqu'enfin le président et ses deux assesseurs
arrivent.

«Hé, viens voir !» Pascal Brozzoni ne s'en cache pas,
il «revendique» même d'avoir pris en otage, armé d'un
cutter, un gardien. Ce 16 avril 2003, la colère couve
depuis plusieurs jours. Le garde des Sceaux, Dominique
Perben, vient d'ordonner que, dans les prisons
centrales, les cellules soient fermées en permanence.
Depuis des années, dans ces établissements pour très
longues peines, l'administration tolérait qu'elles
restent ouvertes dans la journée. Une façon de laisser
échapper un peu de vapeur dans des lieux où ne règne
que l'absence d'espoir. Brozzoni, condamné à 24 ans
pour braquage et tentative d'homicide, est accusé
d'avoir parcouru «tous les étages avec son otage en le
menaçant de mort», et d'avoir mis le feu aux ateliers.
Lorsqu'il s'installe dans le box, quelques
applaudissements crépitent. S'installe, c'est une
manière de parler : pas question qu'il s'asseye. Il
interpelle aussitôt son avocat, Philippe Petillaut :
«Hé, viens voir!» Celui-ci lui demande gentiment
d'être plus discret.. «Quoi, vitupère le prévenu, je
m'en bats les couilles du tribunal tant que nos amis
en garde à vue ne sont pas libérés!» Puis il
apostrophe Me Thierry Levy: «Et toi, qu'est-ce que tu
fais là avec ta robe. T'es président du machin OIP
(1),va plutôt faire sortir les gens qui nous
soutiennent. On n'a pas besoin de toi ici ! »

Puis au président Ferrière, qui tente vainement
d'ouvrir les débats: «Y aura pas de procès tant qu'il
n'y aura pas eu d'instruction et tant que nos amis
seront en garde à vue!» Dominique Ferrière compose,
tente de convaincre que ce procès sera équitable, que
chacun sera entendu. C'est vrai qu'il y a un progrès,
puisqu'en décembre dernier, lors d'une précédente
audience, les prévenus sont restés menottés - entravés
aux pieds pour certains - durant les débats. Cette
audience s'était alors terminée par un renvoi, les
avocats n'ayant même pas pu discuter avec leurs
clients.

Confidentialité. Pour Me Petillaut, on n'a guère
avancé en trois mois: «Je n'accepterai pas de me
pencher sur le fond de ce dossier. Il est inconcevable
que, pour l'exemple d'une politique ultrasécuritaire,
on n'ait pas désigné un magistrat instructeur.» En
effet, la procédure choisie se résume à une enquête
sommaire «uniquement conduite auprès des agents de
l'administration pénitentiaire», selon l'avocat, or
«une instruction, c'est permettre d'entendre chacun au
calme, dans un contexte de confidentialité». Me
Thierry Levy, à son tour, s'indigne : «Si les prévenus
n'étaient pas considérés comme des citoyens de second
ordre, personne n'aurait songé à les juger ainsi.»
Tous les avocats de la défense demandent un supplément
d'information. Le président refuse mais laisse une
porte ouverte: «Je vous promets, dit-il en s'adressant
aux détenus, que, si dans ce dossier je vois des
éléments incomplets, je n'aurai aucune hésitation à
ordonner un supplément d'information. Mais seulement
après avoir entendu les débats.» Il parle aussi de
possibles relaxes, au cas où les éléments seraient
insuffisants. «Moi, j'ai aucune confiance dans votre
justice, rétorque Brozzoni, qui s'arroge
systématiquement le leadership des détenus, sans qu'on
sache si ceux-ci sont d'accord. Nous, on se fera
toujours partouzer par la justice. Vous, les juges,
vous couchez avec la pénitentiaire, pas avec nous !»
Et il ordonne aux détenus de quitter la salle, lançant
aux avocats: «Vous, c'est pas la peine de rester non
plus!» Un seul détenu restera. Un jeune garçon à qui
il ne reste que trois mois de prison à effectuer. Pour
les autres, il est plutôt question de quinze ou vingt
ans, sans compter les éventuelles peines liées à cette
mutinerie.

«Légèreté». Désemparé, le président suspend à nouveau
l'audience. A l'extérieur, les gardiens disent leur
dégoût. «On trouve inadmissible la légèreté du
parquet, dit un représentant de FO Clairvaux, partie
civile. On ne peut qu'approuver les avocats des
prévenus, les textes leur donnent raison. Et le
résultat de tout cela, c'est qu'on n'a entendu ce
matin que les prévenus. Ils ont la vedette, et pas un
mot des victimes..»

Après plus d'une heure de réflexion, le président
annonce que l'audience est suspendue jusqu'au 23 mars.
«Elle reprendra dans l'état où elle s'est arrêtée
aujourd'hui.» Autrement dit, les détenus ayant quitté
la salle ne seront pas extraits de leur prison pour y
revenir. «Mais certains avocats estiment que leur
client n'a pu librement dire s'il souhaitait être
défendu. Je leur laisse le temps de s'entretenir avec
leur client d'ici cette date.» L'audience
pourra-t-elle se tenir en l'absence des prévenus,
voire de leurs avocats? Le président s'est également
donné quelque temps pour y réfléchir.

(1) Observatoire international des prisons.