Note du Juge Petit (juge d'application des peines du tribunal de grande instance) de Troyes sur les événements de la nuit du 15 au 16 mai 1970 à la centrale de Clairvaux (tentative d’évasion sévèrement réprimée) et leurs conséquences.


Les faits 


Dans la nuit du 15 au 16 mai 1970, six détenus tentaient de s'évader de la maison centrale de Clairvaux. L'un d'eux, qui avait à sa disposition une clé de cellule réussissait en outre à monter dans sa cellule la veille au soir une perceuse se trouvant normalement dans l'atelier où il travaille. Au cours de la nuit, il perçait une ouverture dans la porte de la cellule et réussissait à l'ouvrir de l'extérieur avec la clé en sa possession, et il ouvrait la cellule de cinq de ses camarades. Ils réussissaient ensuite à gagner une bouche d'égout qui était simplement recouverte de terre et d'un tas de bois et parvenaient ainsi dans la dernière enceinte de la Maison centrale,  mais entre temps l'alerte avait été donnée en raison de bruits suspects perçus par un surveillant des miradors et les détenus étaient repérés dans les égouts avant d'avoir pu sortir des égouts par la grille qui les clôt lorsqu'ils parviennent à la dernière enceinte. Pour les intimider, les vannes qui retiennent le ruisseau qui emprunte le passage de cet égout furent levées et certains surveillants émirent l'idée de noyer les détenus. Ceux-ci sentant le danger et craignant pour leur vie décidèrent de se rendre. Leur seule arme était une barre de mine qu'ils remirent avant même de sortir des égouts. 

Une trentaine de surveillants et le directeur de la Centrale se trouvaient là et le personnel qui était d'ailleurs armé de matraques réglementaires, de mousquetons et même d'une mitraillette s'assura successivement de la personne des six détenus qui furent aussitôt enchaînés. Ils subirent peut être déjà quelques violences, mais c'est surtout au bureau central des surveillants où ils furent aussitôt conduits qu'ils devaient être violemment frappés à coups de poing, de matraques et de crosses. Ils étaient alors enchaînés et durent subir ce matraquage sans pouvoir y opposer la moindre résistance. Ce n'est qu'après cette séance qu'ils furent conduits au quartier disciplinaire et pendant le trajet eurent encore à subir des coups des surveillants qui les accompagnaient ou se trouvaient sur leur passage. Les premiers témoignages que j'ai recueillis de ces six détenus sont unanimes sur les circonstances de leur évasion et sur les sévices qu'ils eurent à subir et il n'y a donc aucun doute possible sur l'exactitude des faits qui viennent d'être relatés. Une matraque fut même cassée, prétendirent les victimes entre le "massacre" du poste central et le quartier disciplinaire et, de fait, lorsque le Procureur de la République, voulant en avoir le coeur net, demanda au cours de son enquête que les matraques lui soient présentées, l'une d'elles fut retrouvée brisée en deux et il fut alors admis qu'elle avait été brisée au cours de la nuit.


Observations sur les circonstances de l'affaire 


1- Ce qui caractérise cette évasion, c'est qu'elle n'a mis et ne pouvait mettre à aucun moment la sécurité du personnel en danger ou du moins comme ce fut le cas que les évadés ne devaient à aucun moment rencontrer d'agent pour faire obstacle à leur projet. Il s'agit là d'une remarque fondamentale pour tous ceux qui se sont penchés sur le problème des évasions et sur la sécurité des agents de l'administration. 


2- Lorsque les détenus ont été découverts, ils se sont rendus sans opposer le moindre résistance. 


3- Le comportement des surveillants s'explique en partie par une atmosphère de tension nerveuse provoquée à Clairvaux par divers incidents au cours de l'année écoulée, à savoir: 


- deux refus collectifs de nourriture de la part des détenus, 

- la découverte d'armes à l'intérieur de la première enceinte, il y a quelques semaines et la fouille générale qui a suivi. 

- l'évasion de deux détenus dans un camion de livraison au cours du mois d'avril et les sanctions disciplinaires, à vrai dire bénignes qui ont été prises contre deux surveillants. Mais ce comportement s'explique surtout par l'attitude de haine et de mépris d'une fraction du personnel à l'égard des détenus en général, et l'entraînement collectif. 


4- Tous les détenus de la Centrale ont été réveillés par les sirènes et ont été en partie témoins des violences exercées, puisqu'une partie d'entre eux, aux fenêtres a vu défiler leurs six camarades sous les coups, lorsqu'ils traversaient la cour centrale, ne portant que leur slip et couverts du sang des blessures qu'ils avaient reçus à la tête. 


5- Ces violences ont été perpétrées gratuitement sans une ombre de nécessité et paraissent même avoir été couvertes par le directeur, encore que celui-ci n'ait pas personnellement pris part ni même semble-t-il assisté au "massacre" au poste central. Mais il semble qu'il n'ait pas cru devoir ou pu empêcher ces violences. Il les a en tous cas cachées d'une part dans le rapport qu'il a adressé à l'Administration Centrale, d'autre part au médecin de l'établissement, qu'il avait l'obligation de prévenir en pareil cas et enfin au Juge de l'Application des Peines lorsque celui-ci se présenta à la Centrale pour sa visite le mardi suivant. ce n'est également que le mardi suivant, c'est à dire le 19 mai, dans la matinée, trois jours après les faits que le médecin passant au quartier pour sa visite normale, constata les blessures subies par les six détenus. 


Conséquence des faits 


La population pénale de Clairvaux, malgré son endurcissement, a été révoltée par ce "massacre". Ce ne sont pas les sévices eux-mêmes, si pénibles soient-ils, qui sont révoltants, mais le fait qu'ils aient été commis par des hommes dont le souci devrait être de respecter la légalité, alors qu'ils s'en sont affranchis sans nécessité pour assouvir leur haine sur des hommes sans défense et qui n'étaient pas prisonniers sur parole. A cette violation flagrante des règlements et de la dignité élémentaire que doit conserver celui qui est armé en face de celui qui est désarmé s'ajoute le fait plus grave encore que des excès aussi flagrants risquent de ne pas être sanctionnés, et c'est donc l'Administration Pénitentiaire toute entière, le Ministère de la Justice, par là même, qui se trouvent couvrir de telles exactions. Il est facile d'imaginer dans ces conditions les conséquences désastreuses qui résulteront de cette affaire si des sanctions sérieuses ne sont pas prises contre les responsables. La haine qui a été abondamment semée au cours d'une pareille nuit portera nécessairement ses fruits, tant à l'égard du personnel que de la société toute entière, lorsque les détenus de Clairvaux seront rendus à la liberté, si des décisions n'interviennent pas rapidement pour montrer que la société entend faire respecter la légalité par ses représentants. Il convient d'agir sans tarder, car sinon il sera quasiment impossible dans l'avenir de ne pas excuser en grande partie les événements les plus graves, au cas où il s'en produirait. Si c'est en effet la loi du plus fort qui est reconnue tacitement par l'administration Pénitentiaire dans le refus des sanctions qui s'imposent, qu pourra reprocher aux détenus de jouer le même jeu alors surtout qu'ils n'en auraient que trop la tentation? Ils risquent de le faire s'ils sont approuvés par un nombre relativement important par d'autres détenus ou par leur neutralité bienveillante. Il est certain que les faits de  la nuit du 15 au 16 mai ont à cet égard complètement transformé l'atmosphère de la centrale et que de nombreux détenus ont basculé dans l'opposition à l'Administration et à la société de cette occasion. Les nombreuses lettres que j'ai reçues et les entretiens que j'ai eus témoignent de la dégradation de la situation actuelle. Or, si toutes les autorités supérieures (administratives et judiciaires) sont unanimes sur le caractère absurde et inadmissible du comportement de certains agents de l'administration et sur les graves dangers que leur comportement cause tant pour la sécurité personnelle de l'ensemble des agents que pour l'ordre public, on constate en même temps une espèce de paralysie complète de la part des autorités compétentes pour prononcer les sanctions et prendre les décisions qui permettraient d'atténuer et peut être même d'effacer en grande partie les effets dommageables de ces agents irresponsables. De divers côtés, j'ai entendu dire que cette paralysie presque complète (puisque la seule sanction a été la mutation de deux agents, à ce jour du moins) aurait pour origine l'attitude d'un syndicat de fonctionnaires de l'administration pénitentiaire qui entend couvrir ses agents et s'oppose catégoriquement aux sanctions qui s'imposeraient de l'avis des responsables de l'ordre public. Il y a là une situation préoccupante tant pour la présente affaire que pour l'avenir et sur laquelle il convient de s'arrêter.