Déposition du docteur Edith Rose, psychiatre de la centrale de Toul

Suite à la mutinerie de décembre 1971



La « mission de l’équipe pénitentiaire »


Voici le texte exact de la déposition que j’ai faite cet après midi devant M. Bouyissic, l’inspecteur général de l’Administration pénitentiaire, et dont j’envoie un exemplaire à monsieur le président de la République, à monsieur le garde des Sceaux, à monsieur Bouyissic (inspecteur général de l’A.P.), à monsieur le président du conseil de l’ordre des médecins, et que je tiens à rendre publique, car la société et ceux qui la dirigent doivent être informés de la manière dont on la protège, et je dois leur poser une question fondamentale ; Ont-ils intérêt à cautionner des méthodes et des règlements dans les prisons, qui acculent les détenus à des conduites de violence meurtrières et les aigrissent de telle sorte qu’il ne leur reste comme solution à la sortie que de « rechuter », ou doit-on envisager avec des hommes de bonne volonté des méthodes tendant à désamorcer cette agressivité que nous sentons monter et

qui nous fait si peur ?

En ce sens, je vais donner quelques exemples concrets concernant la Maison Centrale Ney de Toul :

- N’ont le droit de faire de sport, ici, que les détenus qui ont obtenu un « galon » (une année de détention sans sanction). Vraiment, y a t-il besoin de tant de crédit pour leur donner un ballon et les occuper de temps en temps au football dans les immenses cours de l’établissement ? Ne trouvez vous pas justifiée leur revendication : « du sport pour tous » ?


Ne trouvez vous pas inhumain que des garçons de 18 ans soient enfermés toute la journée, seuls dans une cellule de 3 m sur 2 m, occupés à des travaux dérisoires ?

Le règlement de cette prison interdit aux détenus d’avoir plus d’un certain nombre de photos ; c’est ainsi que j’ai du soigner pour « troubles mentaux » un jeune homme à qui on avait enlevé une photo - celle de son petit frère - que sa mère venait de lui envoyer. Je me pose la question : qui cette photo va-t-elle déranger ?


Mon autorité médicale était fort limitée


J’avais cependant comme principale occupation de faire des certificats médicaux permettant de mettre en cellule à deux des détenus qui, après des mois et même un an de solitude totale, présentaient des troubles mentaux, ou au contraire de mettre seuls ceux qui ne supportaient plus la promiscuité constante. Le règlement leur supprimait alors leurs cinq ou six cigarettes par jour. Loin de moi de louer les bienfaits du tabac ; mais pour ceux qui n’avaient rien, comme c’était important ces cigarettes! Quelle ne fut pas ma stupéfaction d’apprendre vendredi dans le bureau de M. Le Corno que cela était laissé à l’appréciation de chaque médecin, pas de la mienne (en tous cas). Les détenus étaient, je crois, bien soignés sur le plan médical strict. On n’hésitait pas à leur faire tous les examens biologiques ou paracliniques voulus. Ils avaient le droit d’accepter ou non leur traitement, et venaient chercher leur médicament à l’infirmerie. Ayant à traiter un homme fort déprimé, à qui il fallait un traitement énergique, je le lui proposai. Il me répondait : « Madame, je voudrais bien, mais je suis tenu au rendement quotidien et vous savez que ces médicaments antidépresseurs ne me permettront pas de faire mon travail ». Les autorités auxquelles je me référai me répondirent : «  ils sont ici pour travailler et si on fait des exceptions, il ne restera plus personne aux ateliers ». Un détenu, malade mental, qui avait à son actif trois ou quatre tentatives de suicide (nombreux rapports médicaux à l’appui) et que j’ai fait transférer ultérieurement à Château-Thierry, a été placé au quartier 15 jours ou 3 semaines parce qu’il ne « voulait » pas travailler. Je puis affirmer sous la foi du serment qu’en raison de ses troubles et des médicaments qui lui étaient nécessaires, il ne le pouvait pas.


Mais la chose qui m’a le plus écoeuré et le plus fait de peine, c’est d’avoir vu les gens attachés pendant une semaine et plus. Je puis affirmer sous la foi du serment qu’on ne les détachait pas pour manger. J’entendais de mon bureau l’infirmière appeler un surveillant pour les nourrir à la cuiller. Un surveillant m’a dit lui même combien cela lui était désagréable, outre le surcroît de travail que cela représentait. Certains

témoignages disent même qu’on les laissait dans leurs excréments, je ne l’ai pas vu.


J’ai bien souvent exprimé devant madame l’infirmière mon horreur de telles méthodes et mon désir de voir détacher ces gens. Et quand je m’exprimais ainsi, on me répondait invariablement qu’il s’agissait d’un règlement administratif.


Lequel est ce ?


S’appliquant aux hommes qui avaient fait des tentatives de suicide ou d’automutilation (je signale que ces tentatives étaient faites par les détenus dans le but d’être évacués et transférés dans les hôpitaux de la région, pour échapper à la centrale de Toul). On me répondait invariablement que la sécurité générale et particulière devait être respectée, car ils troublaient l’ordre de l’établissement.

Manifestement, il n’a pas été possible de s’interroger si ce n’est pas l’ordre de l’établissement qui les troublait.


Je me heurtais à un mur : il me semblait être dans un monde kafkaïen.


Pénétrée du principe de la toute puissance de l’administration, je n’osai encore m’élever avec véhémence contre ces pratiques.


Les malades psychiatriques m’étaient montrés après avoir vu mon collègue de médecine générale, l’infirmière, ou quand ils demandaient à me voir. Ils étaient amenés dans mon bureau. Jamais on ne me montrait les gens attachés. Il m’est arrivé de les entrevoir par l’entrebâillement d’une porte, lorsqu’ils étaient dans la première cellule. Mais il y en avait peut être au fond et évidemment disséminés dans tout l’établissement.


Je puis affirmer sous la foi du serment que jamais je n’ai été consultée sur la nécessité d’une contention.


Et j’exige des confrontations. Pourtant, les « fous », les agités, ceux qui tapent, c’est ma spécialité, oui ou non ? Jamais je n’ai signé un bon de contention, et on pourra constater ce fait puisque mes prescriptions médicales sont écrites noir sur blanc dans un cahier consigné à l’infirmerie de la prison.

J’affirme sous la foi du serment n’avoir jamais été appelée pour traiter une de ces crises d’agitation violente et clastique qui pourraient expliquer la contention, et portant j’habite Toul, on connaît mon numéro de téléphone et je n’ai jamais refusé de monter à la maison centrale quand on me le demandait. J’ai été très étonnée d’apprendre de M. le Corno, dans son bureau, vendredi dernier, que c’était sur ordre médical que ces gens étaient attachés : évidement si je l’avais su auparavant j’en aurais parlé avec mon collègue. J’ai été plusieurs années interne des hôpitaux psychiatriques et il m’est arrivé de voir des gens dans un état d’agitation extrême : jamais je ne les ai vus attachés plus de quelques heures, le temps de leur administrer un calmant. Je pense que mes maîtres et collègues des hôpitaux psychiatriques ne me contrediront point. Ils doivent d’ailleurs appuyer mes déclarations.

Personnellement, je suis allée, un jour, de ma propre autorité, sans qu’on me le demande, dans une cellule où un homme était attaché. Il avait tenté de se suicider par pendaison le 22 février 1971, pace que, pour des raisons administratives, il ne pouvait écrire à sa concubine avec laquelle il vivait depuis cinq ans au moins, et dont il avait plusieurs enfants. Je l’ai vu le 26 février au matin, il était attaché et je puis affirmer sous la foi du serment qu’il ne présentait aucun état d’agitation ou de démence nécessitant cette contention. Je me suis entretenue avec lui dans le plus grand calme pendant une demi-heure environ devant l’infirmière et un surveillant.


J’affirme avoir été frappée, dès mon arrivée à Toul, par la fréquence extrême

des tentatives de suicide ; pendaisons, section de l’artère humérale, absorption de cuillers, de fourchettes, de tubes en néon, etc. Souvent les détenus étaient transférés sans que je les aie jamais vu. N’ayant jamais fréquenté d’autres prisons, je croyais que c’était comme cela partout. Une remarque encore : j’ai reçu plusieurs fois, des réclamations de détenus adultes préparant des examens (Cap, Bepc, voire baccalauréat) déclarant ne pouvoir absolument pas travailler à leur cours le soir, en rentrant des ateliers, parce qu’étant placés dans des cellules de six, les autres faisaient marcher la radio à fond, jouaient aux cartes... sur la seule et unique table de la cellule. J’ai demandé aux autorités compétentes s’il ne leur était pas possible de leur aménager, en plus du samedi après midi où ils travaillent avec l’instituteur, quelques heures par semaine de travail au calme. Il me fut répondu que cela nuirait à la sécurité de l’établissement mais qu’on essayerait de regrouper les détenus qui feraient un même travail. Mes observations médicales en main, je pourrais peut-être préciser le nombre exact de ces réclamations. Etaient-ils réellement regroupés ? C’est à l’enquête de le préciser et d’interroger les détenus. Je pourrais encore citer deux sombres affaires de délations racontées par des détenus et que j’ai expliquées en détail à M. Bouyissic (je pourrai lui apporter plus de précisions encore au moyen de mes observations médicales).


Mais je vais passer à l’emploi du temps de ma journée du 10 décembre 1971.


Vendredi. Jour de mes consultations à la centrale, je suis montée, comme d’habitude, faire mon travail. L’infirmière, madame Rore, me montra le bâtiment des jeunes et ses dévastations, je l’ai ensuite suivie dans les locaux de l’administration. Elle se rendit d’abord au secrétariat et j’affirme sous la foi du serment, avoir vu la liste des détenus qui avaient été attachés. Cette feuille était un peu moins grande que celle-ci et comportait deux colonnes verticales de noms écrits du haut jusqu en bas. Je pus lire quelques noms, environ cinq ou six de gens que je connaissais. Madame l’infirmière fut alors appelée dans le bureau de M. Le Corno, et je lui fit part de ma décision de la suivre, bien qu’il ne m’ait pas fait appeler. A quelques détails près, je

lui ai fait la déposition ci-dessus. M. Bouyissic qui l’accompagnait a pris des notes sur ma déposition, notes que je n’ai ni lues ni signées.

Samedi matin, 11 décembre 1971, j’ai spontanément téléphoné à l’abbé Velten pour lui proposer mon témoignage et ma sympathie, ainsi qu’au pasteur Amedro.

Je ne les connaissais ni l’un ni l’autre.

Lundi matin 13 décembre 1971, à 8 heures 30, après la première révolte qui était censée n’avoir entraînée aucune violence, je me suis rendue à la prison pour faire le travail que je n’avais pu faire vendredi. Les surveillants me refusèrent l’accès. Je demandai donc l’autorisation d’entrer à M. Divisia qui m’autorisa à aller chercher en détention mon cahier de prescription et mes observations, mais me refusa de ne voir aucun détenu.


Quelle ne fut pas mon horreur, en entrant dans la cour, de voir aux fenêtres plusieurs détenus la tête bandée, et de les entendre crier « Nous sommes malades ».


Il m’était impossible de rester insensible et comme j’avais lu dans les journaux que, sur leur demande, il leur était possible de voir les aumôniers, je pensais qu’il en était de même pour moi et leur criai du bas de la fenêtre. « Faites les fous » (je suis psychiatre), et mon émotion m’empêchait de trouver les termes exacts... « Essayez de me faire appeler »... Croyant, dans ma candeur naïve, que s’ils désiraient me voir, je pourrais y aller. Je n’étais animée, je le jure, que du désir de leur porter secours et réconfort. Si on les interroge, ils diront qu’ils criaient : « Nous sommes malades »... L’infirmière et les deux surveillants qui m’accompagnaient pourront en témoigner également... L’infirmière, à qui je disais : « Mais, madame Rore, regardez, ils sont blessés », me répondit : « Ce n’est rien, ils font souvent cela, pour s’amuser sans doute ». J’étais dégoûtée, et M. Bouyissic pourra dire que j’ai pleuré devant lui en lui racontant cela, et que je n ai pas une seconde cherché à lui cacher cette intervention. Ne retrouvant pas mes observations psychiatriques à l’infirmerie, je retournai les chercher au greffe judiciaire ; celles des détenus qui étaient encore ici, on n’avait pas le temps de me les trouver, je suis donc partie bredouille.


A 13 heures, lundi, un coup de téléphone m’avertit que l’émeute recommençait à la prison


Je prévins en hâte les aumôniers et montai avec eux. Mes secours médicaux aux détenus furent refusés par M. Divisia, directeur régional de l’administration pénitentiaire, qui avait fait appeler le docteur Gerardin et deux médecins militaires. Il nous dit qu’il n y avait rien de grave (4 détenus selon les chiffres de la radio au CHR de Nancy, grièvement blessés).

Comme il n y avait soi disant rien de grave, l’abbé Velten, le pasteur Amedro et moi-même demandions à rentrer en détention et à voir librement les détenus. A cette demande nette et précise, M Divisia a répondu négativement après avoir pris l’avis de ses supérieurs. Nous n’avons pas vu ce qui s’était passé... Dans ces conditions voyant les attaques sournoises et totalement injustifiées auxquelles étaient en butte les deux aumôniers (dire qu’on accusait ces deux hommes de coeur d’avoir organise la rébellion pour en tirer gloriole!), et je décidai de dire ce que j’avais sur le coeur, me reprochant déjà de ne pas avoir signalé en haut lieu ces contentions

injustifiées et de porter ce débat devant l’opinion publique parce qu’elle a le droit d’être informée...


Nous n’avons pas de « très durs » à la centrale Ney.


Peu de criminels (80% sont ici pour vols de voitures, conduites sans permis, etc.), surtout parmi les jeunes ; le problème des adultes est un peu différent, je signale au passage il y a là, très souvent de véritables malades mentaux dont la place n’est absolument pas en prison (je pense à un, en particulier, extrêmement dangereux qui est dans cette prison depuis de nombreuses années. J’ai demandé sa mutation, mais c’est là l’exception). Je vais brosser ici, brièvement, le portrait-robot de mes clients, et les livrer à vos réflexions ; issus de foyers désunis, fils de père alcoolique, rejetés par un beau-père ou une belle mère, ou trimballés de l’Assistance Publique en nourrices, de centres éducatifs en prisons pour enfants. Certains se débrouillent seuls dans la vie à partir de l’âge de 12 ans, et je pourrai citer ici des observations déchirantes et poignantes de tristesse. Je suis prête, si je les retrouve, à les ajouter à ce mémoire. Beaucoup commencent à être en prison dès l’âge de 14 ans. Dès qu’ils en sortent, avec un pécule en poche de 100 francs en moyenne, et toutes les portes fermées devant eux, ils n’ont qu’une chose en tête : réaliser ce beau rêve caressé pendant toutes ces années de détention : rouler à toute allure dans une belle voiture et retournent en prison ; ils deviennent alors de « dangereux récidivistes ». Ils ne peuvent pas comme les enfants de bourgeois (dont je suis) prendre la voiture de papa, maman ! Quand on pense que des gens qui détournent des centaines de millions bénéficient de lois d’amnistie, et que ces garçons en sont là!...


Jusqu’ici, je n’ai traité que des détenus, mais il me faut également parler de ces autres victimes : les surveillants.


(...)

Pensons que ces hommes qui vivent en permanence avec les détenus n’ont pas voix au chapitre dans les réunions où l’on statue sur le sort de ceux-ci. Ils y sont présents, mais uniquement pour assurer la sécurité corporelle des autorités (je signale aussi que, médecin-psychiatre, je n’y étais pas conviée).

(...)

Les médecins constatent à quel point ces hommes sont épuisés nerveusement et quelles tristes répercussions cela peut avoir sur leur vie familiale. Ils n’avaient d’autre issue que de venir nous demander des arrêts de travail. L’absentéisme à Toul, cette année, était effrayant. Pour les réconforter, l’Administration mettait à disposition le verre de vin à 30 centimes et à volonté. Sur une de mes remarques quant au risque de faciliter l’alcoolisme, il me fut répondu : « Non, Madame, au contraire. Cela me permet de connaître ceux qui boivent et de les tenir à l’oeil ». Et quand M. Le Corno m’objecte qu’une injection passagère calmante pousse à la toxicomanie... je vous laisse le soin de conclure...